Le Secret de Dulcinée du Toboso…
Dans un article paru dans Encyclopaedia Universalis, le prof. Pierre Guenoun donne une piste très intéressante pour essayer de percer l'identité de Dulcinée du Toboso. Cet article reprend ce que l'auteur avait écrit dans son étude consacrée à Cervantès (Cervantes par lui-même, par Pierre Guenoun. Éditeur. Paris : Seuil , 1971.
Collection. Microcosme).
« Dulcinée n'est pas la mythification d'une paysanne quelconque mais d'une de ces paysannes de Castille que l'Inquisition risquait de poursuivre parce qu'elle n'était pas « vieille chrétienne » de souche, ainsi que Cervantès le donne à entendre à ceux qui savent lire entre les lignes, lorsque, prenant la parole lui-même, il raconte, au chapitre IX de la première partie de Don Quichotte, comment il a trouvé le manuscrit de cette histoire chez un marchand de l'Alcaná, au cœur de l'ancien quartier juif de Tolède. »
Cette approche de Dulcinée du Toboso sort droit du beau livre de Dominique Aubier, Don Quichotte prophète d'Israel. (éd. Robert Laffont, 1966 ; éd. Ivréa 2013).
Qui est Dulcinée du Toboso ? Une femme mondialement connue, sans que personne ne l’ai jamais rencontrée. S’agissant de la dame souveraine du cœur de Don Quichotte, Dulcinée me paraît «johannique» à plus d’un titre : rustique, vraie, nécessairement vierge, image de la Schekina telle que la perçoit Cervantès dans son sublime roman. Lire à cet égard les quatre volumes d’exégèse de Don Quichotte réalisée par Dominique Aubier. L’auteur y dégage le sens de la geste quichottienne et met en relief la mystique du chevalier, notamment son serment le liant à la dame maîtresse de sa volonté.
Dulcinée, simple paysanne, brille aux yeux du Quichotte comme une intouchable divinité : sans qu’il la voie jamais, étant son amant, il ne tolère aucune remise en cause de sa suprématie et défie quiconque ne reconnaît sa supériorité. Qui est Dulcinée ?
Dominique Aubier explique que Don Quichotte est un livre crypté dont le codage symbolique est directement référencié sur l’herméneutique hébraïque : Quichotte s’entend en araméen «Qué-chot», qui désigne la vérité. Dès lors, Dulcinée du Toboso, idéal féminin, l’Ewigweibliches de Goethe, correspond à la vision personnelle qu’a Don Quichotte de la Schékina des kabbalistes (voir : Don Quichotte, prophète d’Israël, p. 186.)
Dulcinea, dans Don Quichotte, c'est la Schékina des hébreux. Autrement
dit la doctrine même de la Connaissance, ce qui demeure (du verbe
"chakan" - demeurer). La Schékina est le siège du monde de l'Emanation. «
Car il faut s'unir préalablement à la Schékina… » (Zohar I, p. 149).
Quelle est cette douceur qui caractérise la dame, dont la qualité
féminine est également décidée à l'avance ? L'hidalgo, cherchera la personne susceptible de servir de support concret à
ces qualités. Femme et douce, vision de sa pensée, sa dame procède de
la Schékina, figure féminine de la connaissance de Dieu qui est Douceur.
« Car ses voies sont douces… cette Douceur a été cachée et réservée pour plus tard. » (Zohar III, p. 257). En attendant,
elle se propage par la voie orale de la Tradition : « La Douceur désigne
la Loi orale. » (Zohar II, p. 550). Miguel de Cervantès va lui donner
droit à la fixation écrite. Car « la Schékhina se transformera et
prendra une autre forme. » (Zohar II, p. 319). Cette douce dame est
celle à qui les ennemis vaincus devront se présenter — se rendre — pour
qu'elle dispose d'eux à la façon d'un juge. En effet, elle en a les
attributions : « le Tribunal désigne la Schékhina… C'est la Schékhina
qui juge conformément à la Loi, conformément à la vérité. » (Zohar III,
p. 451). Et c'est bien à Elle que « tout ce qui émane du Saint béni
soit-il, doit parvenir sans intermédiaire. » (Zohar I, p. 148).
Imitativement, aucun intermédiaire ne s'interpose entre don Quichotte et
Dulcinea. Le chevalier envoie directement ses vaincus à Celle qui est
sa suzeraine — pour qu'ils se rendent à sa vérité (lire à ce sujet : "Victoire pour Don Quichotte").
De son vrai nom, Dulcinée se nomme Aldonza Lorenzo, robuste et jeune paysanne qui, selon Cervantès, n’a pas son pareil pour saler le cochon. Le sel étant le symbole, dans le judaïsme, de la grâce divine, l’analogie devient assez évidente. A l’époque inquisitoriale, faire manger du porc au juif converti était l’une des épreuves de l’examen pour la délivrance du brevet de « bon chrétien ». Dulcinée incarne l’hispanité touchée par la douceur de Dieu, la connaissance quand elle devient douce et agréable Tob-sod, d’où son nom : Dulcinéa du Toboso.
« Dulcinée, c’est le symbole d’une vision des choses qui fait la gloire de Don Quichotte. Vision rejetée par les galériens que le chevalier délivre des chaînes de l’Inquisition. C’est pourtant en son nom, pour la gloire de la Schékina, doctrine supérieurement humaniste, qu’il a brisé leurs chaînes : les ingrats refuseront néanmoins de rendre hommage à leur libératrice.»
Il existe dès lors une analogie entre Jehanne d'Arc et Dulcinée : lors de son procès l'évêque de Beauvais s’en prend directement à une incarnation de type dulcinéenne. Ce qu’il nie en elle, c’est précisément la gloire du Dieu dont il se prétend par ailleurs le délégué en tant qu’agent clérical. Au cours du procès, la dispute éclate à propos de la virginité de la Pucelle.
L’enjeu est énorme : ce qui est en cause, dans le procès de Jehanne d'Arc, c’est un concept ontologique. Beauvais rejette ce que représente la virginité symbolique. Dans Don Quichotte, c’est un trait intellectuel de sa pensée ; chez Jehanne, c’est le même concept, non intellectualisé, mais inscrit avec véhémence dans sa réalité physique. Dans les deux cas, il s’agit de l’inviolabilité de la Schékina.
Beauvais ne semble pas ignorer pas la portée ontologique de la virginité, c’est pourquoi il ordonne les vérifications assez lamentables sur l’état sexuel de la jeune femme. Sa curiosité quasi-pornographique est relatée par l’un des greffiers qui raconte que le vicaire fit aménager un trou dans le mur de la cellule où elle était détenue et par lequel il jetait des œillades intéressées lors de l’examen. Sans doute fut-ce là l’unique fois de sa vie que l’évêque vit une femme dénudée. Etait-il assez curieux de ce mystère ? Sa haine de la femme est ostensible. Objet de sa concupiscence, il déteste en elle l’inaccessible, aussi bien du point de vue physiologique que de la représentation symbolique. La féminité tout entière lui est insupportable : il hait la femme en tant que créature, en tant que récipiendaire et donatrice de vie, la femme iconique, incarnant les formes interprétatives du réel. Il ne pouvait qu’éprouver frayeur, haine à l’égard de la Pucelle d’Orléans : femme que nous pourrions qualifier de… Dulcinéenne !
Le Réel, l’Univers tout entier est une femme, écrit en substance Dominique Aubier dans son ouvrage l’Ordre Cosmique. Il est l’hémisphère qui-fait, la gauche matérialisante à l’intérieur d’une structure d’essence corticale où la droite correspond à l’hémisphère qui-sait, disposant de l’Information.
Entre les deux hémisphères, une dualité vivante suscitant et innervant la Création. Le flux énergétique depuis le Qui-Sait invisible aboutit à la Création. En s’attaquant à la femme, Beauvais s’attaque en conséquence à la structure même de l’Absolu auquel il renie le caractère duel. En assassinant la femme, il en devient l’ennemi déclaré de toute la Création, négationniste suprême du projet divin. Criminel majeur, dans la pure tradition Amalécite.
Don Quichotte affronte, lui aussi, les sbires de l’Inquisition. Tout au long du roman, il est menacé par le Saint- Office qui a lancé à son encontre un avis de recherche. Rattrapé par les archers lors de son étape à l’auberge, il est interpellé. Dispute. Le chevalier pourfend les policiers : il est aidé dans sa bataille par toutes les femmes présentes à l’auberge, Dorothée, Clara, Zoraïda. À chacune d’elle, il reconnaît la vertu virginale — johannique, dirons-nous — en ce que chacune de ces femmes vibre et lutte pour l’amour unique qui les transporte.
Tout au long de l’œuvre cervantienne, Don Quichotte n’a cesse de réunir les amants, de professer l’union des cœurs, de reconnaître les vertus des femmes qu’il rencontre — y compris les deux prostituées, Tolosa et Maritornes. Don Quichotte, défenseur des Femmes en tant que créatures humaines liées au projet divin, s’impose en champion du Principe de Création. En tant que serviteur de Dulcinée, il affirme le principe de féminité comme antidote universel contre toutes les formes de tyrannie. Les droits de l’homme découlent, d’un point de vue métaphysique, de ce principe de féminité…