DON QUICHOTTE ET ÉZÉCHIEL
(extrait du livre Don Quichotte prophète d'Israël)
Aux éditions Ivréa.
Premier mot, premier écueil. Le roman s'ouvre sur une citation
« en un lieu de la Manche... ». Ce vers connu du Romancero
General sert de prélude. A partir de cette capture non dissimulée,
faite à un auteur anonyme, la phrase la plus vantée de l'ouvrage
prend son essor.
« ...dont je ne veux pas me rappeler le nom ». A peine l'auteur
parle-t-il de son cru qu'il renâcle! Il ne veut pas! C'est bien
dommage. Car ce lieu, cette Manche, ce ne sont pas des mots si
simples que l'auteur puisse refuser de préciser. L'un et l'autre
admettent plusieurs sens.
« Lugar » signifie lieu de l'espace mais aussi lieu de la pensée.
Est-ce le pays ou l'homme qui est désigné ? La Manche est une
région d'Espagne. Mais le mot « mancha », tache, en appelle
aussi au nettoyage. De qui ou de quoi parle-t-on ? D'un village de
la Manche ou d'un lieu de la pensée de la tache ? La mauvaise
volonté de l'écrivain mérite en juste compensation une réticence
égale de la part du lecteur. Il ne tient qu'à lui de se montrer
tatillon et, précisément, nous le sommes. Nous ne voulons pas
opter en faveur du village de la Manche contre la possibilité d'une
interprétation où le lieu serait la zone motrice d'un esprit marqué
par la Tache.
Dans son élan la phrase entraîne : « ... il n'y a pas longtemps
vivait un hidalgo ». Un hidalgo réel peut vivre dans un point de la
Manche, à Argamasila del Alba ou Quintanar de la Orden. Un
hidalgo imaginaire peut tout aussi bien hanter un esprit. Nous
sommes à lire. L'hypothèse de la fantaisie n'est pas interdite. Elle
serait même de bonne règle. Dans ces conditions, le lecteur a le droit d'attendre quelque
précision relative à la Manche. Un paysan castillan n'en
démordrait pas. Avec patience et décision, à l'espagnole, il ferait
le siège du parleur. Le conteur ne quitterait pas la place sans avoir
craché ou le nom du pays, ou celui de l'homme, ou les raisons
pour lesquelles il préfère ne pas se rappeler. Et c'est bien à la
paysanne qu'il faut ergoter.
Si Mota de Cuervo ou Campos de Criptana se cachait
derrière le mot « lugar », il n'y aurait aucune raison de
l'occulter. Si « lugar » dissimule un homme, un esprit, l'auteur
peut avoir des raisons pour ne pas le nommer. La pudeur, le
respect humain font de sains arguments. Dans ce cas, deux
possibilités se présentent. Ou l'auteur parle de lui-même et se tait
par pudeur, ou l'auteur traite d'un tiers et se tait par respect. La
vraisemblance conseille d'opter pour la honte honnête de
l'écrivain qui se refuse à blesser la décence.
« En un lugar de la Mancha de cuyo nombre no quiero
acordarme! » Belle manière de saluer! Au commencement d'un
livre, au point où l'auteur salue le lecteur, pareil aveu est de
mauvais augure! Ou l'écrivain se moque ou il entre en
pourparlers sur le ton courtois qu'exige la politesse. Un paysan
espagnol ne s'y tromperait pas.
Si Cervantès s'adresse au lecteur d'égal à égal, une autre
interprétation est possible. Un ésotériste aborderait ainsi
quelqu'un qu'il soupçonne d'appartenir à la même secte. C'était en
effet coutume chez les occultistes de saluer par des mots
semblables. Dans ce cas, l'affaire de la Tache se laisserait
comprendre. Les occultistes n'avaient pas bonne réputation en
Europe où ils étaient suspects d'appartenir à la Kabbale judéo-
chrétienne. Par l'intermédiaire de leur savoir, ils participaient à la
Tache, celle qui pesait sur le sang espagnol à l'époque des statuts
de limpieza de sangre — de propreté de la race. Qui s'annonce par
l'ambassade étrange de cette signalisation ?
Un de ces hidalgos qui ont « épée au blason, bouclier à
l'ancienne, cheval maigre et lévrier bon coureur ». Quatre signes
qui semblent emblématiques. Mais de quelle condition ?
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