vendredi 6 février 2015

Le vrai secret de Don Quichotte

Tout le monde connaît Don Quichotte. Ou du moins, tout le monde en a entendu parler.
On peut se demander pourquoi cette figure littéraire est devenue une sorte d'icône mondialement reconnue.
Quel est son secret ?
Tous les experts de la littérature s'accordent pour reconnaître que son auteur était un génie. Qu'il a inventé une forme nouvelle d'écriture : Cervantès est en effet l'inventeur du roman moderne et l'on trouve, dans Don Quichotte, toutes les techniques narratives qui font aujourd'hui le succès des auteurs en vue.
Narration linéaire, narration systémique, intrusion de l'auteur dans son roman, flash back, flash avant, inversions, retournements : tout y est dans Don Quichotte et je ne crois pas que les nouveaux romanciers aient inventé quoi que ce soit depuis lors. De sorte qu'on peut bien dire que Cervantès a "inventé" le roman, et qu'en même temps, il l'a tué car dans Don Quichotte, on trouve l'aboutissement même de la forme romanesque — insupérable, comme ont dit en espagnol — ne permettant pas de la surpasser. Cervantès serait-il le "tueur" du roman ?

Quel avenir littéraire peut-on encore espérer après Don Quichotte si en lui se concentre la perfection du genre ? Cervantès y a répondu par lui-même, puisqu'il dit que son œuvre aura besoin d'un commentaire pour être comprise : necesita comentos para entenderla.
Avons-nous réellement compris Don Quichotte ?

Des centaines d'ouvrages érudits ont tenté de percer son énigme. De grands experts ont planché sur la question, dont le plus savant de tous était Diego Clemencin, grammairien, qui a réalisé une fastueuse étude où il a passé l'œuvre de Cervantès au film de son immense savoir. Il en a déduit que malgré tout le respect qu'il devait au grand écrivain espagnol, son œuvre présentait des imperfections et beaucoup de fautes. Fautes d'orthographes, fautes de sémantique, fautes de grammaire… Et qu'assurément, Don Quichotte méritait d'être révisé, corrigé par le professeur qui se fait fort d'améliorer ce que l'écrivain défaillant aurait négligé. Il en a résulté une révision du texte original, une modernisation diront certains, au nom de la conformité conventionnelle dont l'universitaire se portait garant.

J'ai eu la chance de lire Don Quichotte dans une édition antérieure à celle que le brave chercheur avait liophylisée et j'ai eu recours — miracle des bibliothèques bien pourvues — à une édition fac similée de l'original de 1605 et de 1610. Pour suivre le texte de Cervantès au mieux, j'ai également pris sa traduction éditée chez Flammarion de Louis Viardot. C'était en Espagne, en 1987. Dans la maison de l'écrivain Dominique Aubier, bien connue pour ses travaux portant sur Don Quichotte.

Elle m'avait recommandé, pour m'intégrer au mieux dans le petit village où elle résidait, d'apprendre la langue. Et pour cela, d'aller si possible vers les gens, leur parler. Et en même temps, lire des textes en espagnol. Et quel autre texte pouvais-je bien lire si ce n'est Don Quichotte, Bible des Espagnols ?
Je me suis lancé : bien sûr, au début, c'était le vertige. Plonger dans une langue étrangère dont il fallait, à chaque mot vérifier le sens dans le dictionnaire… Dominique Aubier me conseilla d'utiliser le dictionnaire usuel Larousse. Mais aussi de consulter le "Covarubias" : dictionnaire bizarre édité du temps de Cervantès qui collationne les mots espagnols tout en indiquant leur étymologie arabe ou hébraïque, et dont les définitions n'étaient pas toujours très rationnelles, renvoyant à des références bibliques. Etrange grimoire que ce lexique plein de mots espagnols anciens, ne figurant pas dans le Larousse ! Tout cela pour me faire comprendre que l'écriture de Cervantès n'était peut-être pas tout à fait indexée sur les modalités de pensée de notre rationalité analytique.
Et puis, j'étais à Carboneras. Petite ville en bord de mer, à 70 kilomètres d'Alméria. Ici, je me rendais bien compte que je n'étais pas dans un lieu tout à fait "normal", dans le sens où la normalitude aplatit la pensée sur une planche à repasser pour que tout tombe bien dans les plis.
J'eus le privilège d'habiter dans la maison de Dominique Aubier, aux côtés de celle qui avait fait de Don Quichotte son maître à penser. Don Quichotte, pour elle, n'était pas une "figure de rhétorique littéraire". Ce n'était pas un "exercice universitaire" de philologie ou de sémantique. Ni une curiosité touristique. Don Quichotte représentait un art de vivre. Un art de penser. Que tout un chacun pouvait adopter. Elle avait en quelque sorte "quichottisé" son existence pour calquer son mode de vie sur le référentiel quichottien !
Et je débarquais là, avec ma raison raisonnante. Avec mes conceptions et techniques de lecture apprises à la "fac". Diplômes en poche et certitude qu'avec le filtre de la pensée inculquée dans les instituts contrôlés par le ministère de l'Education, tout deviendrait clair et lisible.
Mais Don Quichotte — le vrai — m'attendait : la première leçon qu'il m'infligea fut une séance de décapage mental. Il fallait plonger dans la chaux vive et écorcher le petit singe savant. Et Dieu sait que le fauve se débattait. Pour moi, il n'était pas question de penser autrement qu'en jurant par le socialisme mitterrandien. Liberté de penser, liberté d'expression : valeurs sacro-saintes au nom desquelles j'acceptais volontiers la folie quichottienne, car après tout, la folie est permise. Mais de là à concevoir que cela puisse constituer un mode de vie ?

Semaine après semaine… 













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